Genius Loci
Une fois la narration du Roman cadrée, le chemin tracé et les questions dramaturgiques du vivant tranchées, vient le temps de la rédaction du Roman.
Une traversée en solitaire.
En tant que tel, Le Roman de la rue sera construit comme une mise en abyme : il racontera l’histoire d’un héros qui, confiné au malheur à cause d’un événement tragique survenu dans la rue, décide de partir de chez lui pour affronter ses peur et réapprivoiser la ville en tant qu’espace commun. A la fin de son voyage urbain sur ses meubles de fortune, il tendra le miroir de sa responsabilité au lecteur, en l’invitant à voyager à son tour.
Pendant son errance, notre héros fait de sa ville sa maison, de ses habitants sa famille, et laisse venir l’imprudence pour éprouver ce qu’il reste à partager dans la Rue et dans l’idée de Ville contemporaine.
Il raconte dans le livre un voyage à vitesse humaine, ses rencontres, la ville comme chambre à coucher, salon, cuisine, table de banquet, la musique du hasard, les coïncidences, les grandes émotions.
Au cours de son voyage, le héros décide de se faire tatouer le plan de son parcours urbain sur le corps, pour imprimer l’expérience de son trajet. Par ce geste il met en œuvre l’adage de Paul Auster, autre auteur de l’idée de Ville : « Le Monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde ».
Au bout de son chemin, essoré par la Rue, il prend une décision radicale. Le seul moyen pour le lecteur de découvrir laquelle sera de croiser la maison du Roman, faite du même bois que les meubles, où le héros a abandonné les traces de son voyage (ses meubles, objets, carnets, portraits). Il la laisse là, à la disposition de celui qui souhaitera y habiter.
La dernière page sera le miroir de la première, soit le début de la rédaction de son propre Roman de la rue par le héros. Au delà de l’intime de la lecture, le lecteur pourra partir lui aussi à l’aventure, soit sur les traces du voyage du héros, soit en initiant son propre voyage.
Le Roman de la rue sera un spectacle vivant qui à vivre comme un livre – ou un livre vivant.
Le spectateur-lecteur y part à l’aventure, dans les pas de son héros, au cœur d’une ville universelle où les personnages de la vraie vie ont bâti une fiction. C’est un trouble constant du réel, une porte d’entrée vers l’autre côté du miroir que l’on franchit selon son désir et à n’importe quel moment.

Les liens entre le héros de fiction et moi sont évidemment très intimes. Pour raconter l’histoire du héros, je puise dans plus de dix ans de notes prises sur le vif dans les rues d’une trentaine de villes dans le monde.
Je synthétise toutes les villes et les quartiers habités en UNE idée de Ville, j'incarne mes expériences dans celle du héros, je croise les motifs inventés et les personnages de la vraie vie pour bâtir ma fiction, mais me fait réellement tatouer le plan de cette ville chimérique sur la peau, bâtis réellement la maison du Roman pour y inviter le lecteur, créé deux personnages du Roman dans le réel, que le lecteur pourra croiser.
Je suis ainsi ce principe moteur : Le réel nourrit la fiction qui influe sur le réel.
Comment entendre un Roman de la Rue
Au début de l’année 2017, j’interviens dans les classes d’option histoire de l’art du Lycée Julie Daubié, à Rombas, en Moselle, pour aborder de la question de l’art dans la rue. Comme il est question d’espace public et de mémoire ouvrière, nous allons au cours de notre cycle de travail visiter les friches de l’ancienne usine de métallurgie de la ville, longtemps le cœur battant de la cité, énorme phalanstère industriel jadis riche de ses huit haut-fourneaux et qui en est devenu aujourd’hui la cicatrice brûlante.
Voici le point de détail qui accroche mon oreille et mon œil valide lors de cette visite : Jean-Jacques, professeur d’histoire à la retraite et guide du jour, beaucoup plus riche en anecdotes que le minerai lorrain en fer, nous montre une carte postale représentant un bâtiment construit par les allemands pour le directeur de l’usine et ses cadres pendant l’annexion (1870-1918).
Le truc ne ressemble à rien, mêle le rococo, le gothique, le fonctionnel, les bords de toits à créneaux, et même une tour médiévale flanquée là au milieu de la façade sans aucune logique architecturale.
La raison de ce mezze d’architecte est simple : voulant imposer la puissance de cette nouvelle bourgeoisie que forment les cadres de l’industrie, et impressionner (voir inféoder) la classe ouvrière, les concepteurs ont voulu mêler des éléments de force et de virilité, même anachroniques (la tour médiévale), à des esthétiques provenant de toutes les provinces d’Allemagne (des fenêtres de ci, un cadre de porte d’ailleurs, etc.), dans le but de créer l’image d’un Roman national, une idée d’unité, une identité qui rassemblerait le commun des allemands – commun aussi friable que les fondations dudit bâtiment, détruit bien avant notre visite pour des raisons de sécurité.
Les architectes pousseront l’ironie jusqu’à faire bâtir les cadres de fenêtres en pierre de Jaumont, pierres issues d’une carrière distante de quelques kilomètres, sans doute pour ajouter l’annexion au roman national de la nouvelle Allemagne.

Je profite de la carte postale et de l’exposé de Jean-Jacques pour rebondir et tendre aux élèves le miroir de leur propre histoire : « Et si toutes les entreprises humaines reposant sur l’idée de commun (une nation, une ville, un coin de campagne, un espace public, la rue) avait besoin de construire leur propre roman ? Est-ce que ça voudrait dire que l’homme ne vit que par les histoires ? En convoquant l’art de rue, quelle serait l’action que vous aimeriez poser ici, sur cette friche, pour faire réagir les habitants qui forment la communauté de cette ville avec vous ? ».
Discussions, chuchotis, quelques bâillements.
Et puis deux garçons lèvent la main.
Maxime et Hugo me parlent alors du constat qu’ils font, depuis leur naissance, de la construction des supermarchés inversement proportionnelle à la destruction des usines. De la foi déplacée de certains adultes autour d’eux dans la consommation, qui les rassure autant que le paternalisme des phalanstères d’autrefois. Ils poussent le cynisme jusqu’à dire que c’est la dernière chose qui vit, le supermarché, dans cette vallée morte.
Ils proposent donc d’emprunter à la sémantique commerciale et d’afficher sur ce qu’il reste des friches des vallées de l’Orne et de la Fensch d’énormes banderoles estampillées « SOLDES », « DEUXIEME DEMARQUE » ou le cynique « REOUVERTURE PROCHAINE », pour faire se croiser les trajectoire des anciens lieux communs de la société de leurs contemporains.
Depuis le 7 janvier 2015 et les attentas perpétrés à Paris, les histoires que le commun raconte avec la rue ont versé dans la terreur. Je considère qu’il est de notre devoir d’artiste de réécrire ce commun, d’essayer de résister de toutes nos forces pour inventer un Roman de la Rue, putatif car relevant de l’art, mais assumé en tant que tel.
Le métier d’auteur et de dramaturge pour la rue ne consiste pas (que) à aligner des mots sur une page ; il consiste à accoucher les artistes de leurs préoccupations afin de les rendre lisibles et préoccupantes pour le plus grand nombre ; de rendre captif le spectateur qui ne l’est plus a priori ; de créer des œuvres qui impliquent nécessairement ; de permettre de poser des marqueurs de temps dans les lieux communs; de construire aujourd’hui les souvenirs de demain.